08/01/2023

Sanction disciplinaire : autour du principe de (sous-)proportionnalité et de son effectivité

L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 30 décembre 2022 vient illustrer, en marge d’une affaire largement médiatisée, une question désormais récurrente pour les praticiens depuis une dizaines d’années : celle de la proportionnalité des sanctions disciplinaires.
 
En l’occurrence, un professeur d’histoire du droit avait, avec l’aval de son doyen mais contre la volonté de l’université et de son président, pris la tête d’un commando afin de procéder à l’évacuation manu militari d’étudiants qui occupaient, avec d’autres personnes extérieures à l’université, un amphithéâtre dans le cadre d’un mouvement contre la réforme de l’accès à l’université.
 
Sur le plan pénal, poursuivis avec d’autres coprévenus, le professeur d’histoire du droit avait été condamné, en première instance, à une peine de quatorze mois, dont huit mois avec sursis, assortie d’une peine complémentaire d’interdiction de toute fonction ou emploi public pour une durée d’un an, tandis que le doyen de la faculté de droit avait été condamné à une peine de dix-huit mois de prison avec sursis. La cour d’appel ne s’est pas encore prononcée sur ce volet du dossier.
 
Sur le plan disciplinaire, le président de l’université avait engagé des poursuites disciplinaires à l’encontre du doyen de la faculté de droit et du professeur d’histoire du droit. Ils avaient été sanctionnés en première instance, par la section disciplinaire d’une autre université, l’affaire ayant été délocalisée :
 
- par une révocation avec interdiction définitive d’exercer toute fonction dans un établissement public, pour le professeur d’histoire du droit ;
 
- par une interdiction d’exercer toute fonction d’enseignement ou de recherche pour une durée de cinq ans, pour le doyen de la faculté de droit.
 
Le professeur d’histoire du droit avait fait appel devant le Cneser disciplinaire de la décision et ce dernier avait réduit la sanction en une interdiction d’exercer toute fonction d’enseignement ou de recherche dans tout établissement public d’enseignement supérieur pendant quatre ans avec privation de la totalité du traitement. Et ce, au motif qu’il n’était pas possible d’affirmer qu’il aurait été l’organisateur de l’expulsion violente des occupants de l’amphithéâtre, laquelle aurait été organisée sous les instructions du doyen qui s’était, lui, bien gardé de faire appel de sa sanction.
 
Tant le ministère de l’Enseignement supérieur que l’Université, trouvant la sanction trop faible, avaient décidé de se pourvoir en cassation à l’encontre de la décision du Cneser devant le Conseil d’Etat.
 
Pour le Conseil d’Etat, suivant un attendu désormais classique depuis un arrêt de 2014 (CE 30 déc. 2014, req. n°381245) :
 
« 3. Si le choix de la sanction relève de l'appréciation des juges du fond au vu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, il appartient au juge de cassation de vérifier que la sanction retenue n'est pas hors de proportion avec la faute commise et qu'elle a pu dès lors être légalement prise. » (CE 30 déc. 2022, req. n°465304).
 
Puis, analysant les faits de la cause, le Conseil d’Etat considère que :
 
« 4. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. A..., professeur des universités affecté à l'université de Montpellier, agrégé de droit, a participé, dans la nuit du 22 au 23 mars 2018, aux événements ayant conduit à l'expulsion violente, avec l'aide notamment de personnes extérieures à l'université, cagoulées et munies de planches de bois et d'un pistolet à impulsion électrique, d'étudiants occupant, dans le cadre d'un mouvement national, un amphithéâtre de cette université, M. A... ayant lui-même porté des coups. Il ressort en outre des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, pour ces mêmes agissements, le tribunal correctionnel de Montpellier, par un jugement du 2 juillet 2021 contre lequel a été formé appel -sur lequel il n'a pas été statué à la date de la présente décision-, a relevé le caractère prémédité des violences en réunion et la participation directe de M. A... à celles-ci, dans l'université où il exerce comme enseignant-chercheur, l'a jugé coupable de faits de violence commise en réunion suivie d'incapacité n'excédant pas huit jours, en récidive, et de faits de violence commise en réunion sans incapacité, en récidive, et l'a condamné à une peine d'emprisonnement de quatorze mois, dont huit mois avec sursis, assortie d'une peine complémentaire d'interdiction de toute fonction ou emploi public pour une durée d'un an. Dans ces conditions, en n'infligeant à raison de ces faits à M. A... que la sanction, prévue au 5° de l'article L. 952-8 du code de l'éducation cité au point 2, d'interdiction d'exercer toutes fonctions d'enseignement ou de recherche dans tout établissement public d'enseignement supérieur pendant quatre ans, avec privation de la totalité de son traitement, et non une sanction prévue par les alinéas suivants de cet article [6° La mise à la retraite d'office ; / 7° La révocation], le CNESER, statuant en matière disciplinaire, a retenu une sanction hors de proportion avec les fautes commises. » (CE 30 déc. 2022, req. n°465304).
 
Le Conseil d’État se livre ainsi, sous l’influence du droit européen, à un contrôle de proportionnalité des sanctions disciplinaires, amorcé avec la discipline des magistrats (CE 27 mai 2009, req. n°310493), des maires (CE 2 mars 2010, req. n°328843), des militaires (CE 12 janv. 2011, req. n°338461), puis des agents publics (CE 13 nov. 2013, req. n°347704), et enfin des professions règlementées, à savoir médicales (CE 30 déc. 2014, req. n°381245) puis des détenus (CE 1er juin 2015, req. n°380449).  
 
En l’occurrence, le Conseil d’Etat considère la sanction comme sous-proportionnée eu égard à la seule gravité des faits commis par le professeur d’histoire du droit.
 
Le Conseil d’Etat ne prononce pas pour autant de sanction, il annule la décision du Cneser et renvoi devant ce même Cneser afin qu’il se prononce à nouveau. La marge de manœuvre est toutefois étroite pour la juridiction de renvoi : ce sera soit la mise à la retraite d'office, soit la révocation.
 
Dans ses conclusions, le rapporteur public s’est montré on ne peut plus clair :
 
« (…)
 
La participation à une action violente préméditée en se plaçant à la tête d’un commando cagoulé et armé et la commission personnelle d’actes de violences physiques graves en donnant de nombreux coups de poings à plusieurs étudiants dans une enceinte universitaire constituent un comportement proprement inqualifiable pour un enseignant-chercheur au regard de l’exigence d’exemplarité qui pèse sur lui. La gravité exceptionnelle de ces agissements rend l’intéressé définitivement indigne des fonctions de professeur des universités, ce dont il s’infère que seule une mesure d’éviction définitive du service peut légalement être infligée, étant précisé qu’à nos yeux la radiation s’impose. » (conc. R. Chambon, Rapporteur public).
 
 
A cet égard, ce n’est qu’en 2017 que la Cour de cassation, emboitant le pas au Conseil d’Etat, mettra en œuvre à son tour un contrôle strict de la proportionnalité, et de la motivation, de la sanction disciplinaire en ce qui concerne les avocats (Civ. 1re, 6 sept. 2017, n°16-13.624, NP (huitième moyen), Gaz. Pal. 3 oct. 2017, p. 21, note D. Piau - Civ. 1re, 31 janv. 2018, n°16-21.614, NP). Il en découle que la motivation des arrêts de la cour d’appel doit être de nature à permettre à la Cour de cassation d’exercer son contrôle (D. Piau, S. Bortoluzzi et T. Wickers, Règles de la profession d’avocats, 17e éd., 2022, Dalloz Action, n°523.31 et s.).
 
Surtout, comme l’illustre l’arrêt commenté, la Conseil d’Etat n’hésite pas à annuler une décision dont la sanction lui apparaîtrait « par son insuffisance, hors de proportion avec les fautes commises » tel que :
 
- s’agissant d’un enseignant-chercheur qui avait omis d’obtenir une autorisation de cumul avant d'exercer une activité privée lucrative (CE 6 avr. 2016, req. n°389821) ;
 
- s’agissant d’un enseignant qui avait été déclaré coupable d'agressions sexuelles sur mineurs de quinze ans par personne abusant de l'autorité que lui confèrent ses fonctions (CE 18 juill. 2018, req. n°401527) ;
 
- s’agissant d’un médecin qui n’avait pas informé son patient ni de la nature de sa maladie, ni de sa gravité, ni de la nécessité d'un suivi médical régulier (CE 1er juill. 2019, req. n°420987).
 
A ce jour, la Cour de cassation n’a pas encore eu, à notre connaissance, l’occasion de faire s’agissant de la discipline des avocats.
 
 
Une explication à cette situation se trouve dans la qualité de l’auteur des pourvois en cassation : ce sont, dans la quasi-totalité des cas, les avocats poursuivis, et non l’autorité de poursuite (bâtonnier ou procureur général), qui sont à l’origine des pourvois en cassation. Dès lors, faute de pourvoi incident de l’autorité de poursuite, ne serait-ce que sur la seule proportionnalité de la sanction, la question ne se pose jamais sous cet angle devant la Cour de cassation …
 
Il n’est pas indifférent, à cet égard, de noter que dans deux des quatre précédents devant le Conseil d’Etat, l’auteur du pourvoi n’est pas une autorité de poursuite mais, soit le ministère, dans l’arrêt commenté, étant précisé que l’université avait aussi formé un pourvoi déclaré sans objet par un autre arrêt du même jour (CE 30 déc. 2022, req. n°465292), soit le plaignant, auteur de la réclamation et victime des agissements du médecin dans l’arrêt de 2019 (CE 1er juill. 2019, req. n°420987).  
 
Se pose ainsi la question de la place du plaignant, auteur de la réclamation dans la procédure disciplinaire des avocats (D. Piau, S. Bortoluzzi et T. Wickers, Règles de la profession d’avocats, 17e éd., 2022, Dalloz Action, n°521.91 et s.) : l’article 42 de la loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, ainsi que le décret du 30 juin 2022 et la circulaire du 9 novembre 2022  (Circ.,9 nov. 2022, de présentation de la réforme de la discipline des avocats ; NOR : JUSC2230652C), sont venus accorder un certain nombre de droit au plaignant, auteur de la réclamation (information quant aux suites données à sa réclamation par le bâtonnier ; saisine directe du conseil de discipline), sans pour autant en faire expressément une partie à la procédure disciplinaire.
 
En effet, la loi n’a pas prévu la possibilité pour ce même plaignant, auteur de la réclamation, d’interjeter appel de la décision du conseil de discipline, contrairement aux ordonnances du président du conseil de discipline qui viendrait rejeter sa réclamation comme étant irrecevable, manifestement infondée ou non assortie des précisions permettant d’en apprécier le bien-fondé, ou de se pourvoir en cassation à l’encontre de l’arrêt de la cour d’appel rendu à la suite de sa réclamation.
 
Cette situation est d’autant moins compréhensible que ce même plaignant, auteur de la réclamation, s’est clairement vu reconnaître, au même moment, la qualité de partie à part entière dans la discipline des officiers publics ministériels (notaires, commissaires de justice, …), désormais régie par l'ordonnance du 13 avril 2022 ainsi que le décret du 17 juin 2022, et peut ainsi non seulement saisir directement le conseil de discipline, mais encore interjeter appel de la décision ou se pourvoir en cassation, les décisions rendues lui sont intégralement notifiées (cf. Circulaire du 9 novembre 2022 de présentation de la réforme de la déontologie et de la discipline des officiers ministériels ; NOR : JUSC2231173C).
 
Rien ne justifie une telle différence de traitement.
 
La situation du plaignant, auteur de la réclamation, apparaît ainsi ambiguë dans la procédure disciplinaire concernant les avocats. Pour autant, dans la mesure où il devrait se voir reconnaitre la qualité de partie à l’instance disciplinaire, laquelle découle en notre sens du seul fait qu’il peut personnellement saisir l’instance disciplinaire, l’on voit mal comment il ne pourrait pas, comme toute partie à la procédure, interjeter appel, de la décision ou se pourvoir en cassation. Le Conseil d’État en était arrivé à la même conclusion s’agissant de la procédure disciplinaire des chirurgiens-dentistes et sages-femmes (CE 1er juill. 2019, req. n°411263 – déjà : CE 17 mai 1999, req. n°180537 - CE 9 avr. 1993, req. n°84014).
 
Cette reconnaissance logique, sera, en outre, notamment de nature à permettre un contrôle réel et effectif de la proportionnalité des sanctions disciplinaires par la Cour de cassation.